Ce n’est plus qu’une question de réglages désormais. La matériel est au complet ou presque. La logistique est bouclée. L’itinéraire est finalisé. Les protocoles sont identifiés. L’état de santé est validé. Tout nous semble prêt et cet ultime weekend d’entraînement devra le prouver.
Nous avons choisi Névache, complètement par hasard. Initialement, nous visions le Vercors mais la neige y faisait défaut en ce début décembre. Son plateau aurait permis de reproduire à merveille le terrain de notre prochaine expédition, la Laponie, que nous tenterons de traverser en ski – pulka pour atteindre le Cap Nord. Nous partons dans deux semaines, et à ces latitudes, ce sera la nuit polaire. Pas un seul rayon de soleil pendant les trois semaines que durera d’expédition.
Tant pis pour le Vercors, à nous les Alpes !
Située à une altitude de 1 596 m, Névache est généreusement enneigée. Un habitant nous raconte qu’il y fait fréquemment -25°C en hiver. Cette nuit ce sera -15°C. Une bonne mise en condition même si ce ne sont pas des températures polaires. Ce même habitant nous raconte qu’en son temps, l’explorateur polaire, Paul Emile Victor, était venu s’entraîner à Névache pour sa traversée du Groenland. Un entrainement en conditions (presque) réelles, avec chiens et traineaux.
A l’entendre, nous sommes tout sourire et nous rappelons notre expédition sur la calotte glacière groenlandaise. Lors des tempêtes, bloqués plusieurs jours durant dans nos tentes, nous lisions justement la biographie de cet explorateur de renom, fondateur des légendaires EPF, les Expéditions Polaires Françaises. C’est exaltant de se sentir marcher dans les pas d’un grand ancien. Nous avons le sentiment d’être au bon endroit, de faire les choses correctement et que les planètes sont alignées pour la prochaine expédition.
Vérité ou superstition ? Sommes-nous prêts pour cette expédition ?
Il n’y a qu’une seule façon de le vérifier : se confronter à un terrain représentatif et progresser de nuit, avec notre équipement polaire.
23h00
Le 4×4 est garé au parking de Névache. Nous déballons des kilos et des kilos de matériel : pulka, skis, harnais, bâtons, tentes, piolets, vêtements[1], gants, chaussettes, bonnets, tours de coup, cagoules, tente, couteaux, ustensiles, GPS, nourritures, … C’est presque infini.
Plus particulièrement, nous avons hâte de tester deux nouveaux équipements clé :
1/ Les frontales Armytek Wizard Pro, récupérées la veille. La marque canadienne est notre partenaire lumière pour l’expédition. Nous avons calculé ensemble notre besoin énergétique pour cette expédition nocturne. Les lampes sont désormais en notre possession et elles doivent nous permettre de percer la nuit polaire. Point d’attention, les piles doivent durer… Nous jouons beaucoup sur ces lampes et nous sommes enthousiastes à l’idée de les utiliser pour la première fois.
2/ Les montres Nixon Ripley. La maîtrise du temps est indispensable en expédition, à fortiori lors d’une expédition nocturne car la nuit constante supprime les repères spatio-temporels. Or, tout doit être chronométré : les heures de marche (des créneaux d’une heure), les pauses (10 min, pas plus, pas moins, comme au Morvan [insérer article]), les temps de cuisson, les heures de repos, le sommeil. La discipline reste la meilleure une arme face à l’adversité. Pour cela, nous avons pu compter sur la Regulus au Groenland et nous espérons que la Ripley sera à la hauteur en Laponie.
Minuit
Nous chaussons les skis et commençons à tracter les pulkas. Les souvenirs de notre expédition au Groenland refont surface. C’est émouvant.
Les lampes éclairent comme des phares. Leur réglage est technique mais intuitif. Nous comprenons mieux pourquoi les forces spéciales canadiennes les utilisent.
Nous quittons rapidement la piste damée pour nous enfoncer dans la poudreuse et la forêt. Nous nous attendons à ce type de terrain en Laponie. Étant donnée la saison, il fera nuit pendant toute l’expédition. La neige ne pourra donc pas fondre et regeler, d’où son état meuble. Et contrairement au Groenland totalement plat, nous devrons nous frayer un chemin entre forêts, lacs et reliefs.
Dans ces conditions, nous nous rendons compte que notre progression est lente. Sans doute trop lente. Nous nous enfonçons dans la poudreuse et nous fatiguons à tracter nos pulkas sur la moindre colline. Ce n’est pas rassurant.
02h00
Une des cordes qui reliait la pulka de Valentin à son harnais casse, sectionnée par l’attache métallique de la pulka. Nous réparons en enroulant les cordes de scotch noir et épais afin de les soustraire au contact de l’acier. Cette improvisation durera le weekend mais certainement pas les trois semaines d’expédition. Dès notre retour à Paris, nous trouvons chez Au Vieux Campeur de dignes mailons qui seront des intermédiaires fiables entre cordes et pulka.
C’est le but de l’entraînement. Répéter pour anticiper les problèmes et les prévenir au maximum avant le grand départ. Nous savons que ne pourrons pas tout prévenir, tout contrôler. Il y aura nécessairement des « galères » sur place mais nous nous efforçons réduire leur nombre et leur portée.
Entrainement difficile, expédition facile.
03h00
Nous plantons le camp. Les réflexes d’expédition sont intacts. La tente est montée en quelques mouvements et la fosse à froid creusée. Le réchaud tourne et nous déballons tapis de sol et duvets. Nous serrons à trois dans la tente. Ce n’est pas d’un confort ultime mais c’est vivable. Le temps de préparer quelques plats lyophilisés Mx3 et nous voilà endormis.
11h00
Débout les marmottes…
Nous passons l’après-midi dans la tente à faire le bilan de la marche de la veille. Nous en profitons pour nous répartir les missions pour la Laponie.
Ce sont des protocoles simples. Par exemple, Valentin sera le premier à rentrer dans la tente après avoir creusé la fosse à froid. Il allumera les réchauds et réceptionnera le matériel que Thomas et Maxime lui transmettront, une fois qu’ils auront bien tendu la tente. Valentin cuisinera le soir, Maxime le matin. Thomas préparera les « vivres de course ». Chacun sait ce qu’il a à faire. Ces protocoles permettent de gagner du temps. Et gagner du temps, c’est gagner des kilomètres.
Nous en profitons pour inventorier le matériel manquant et pour ingurgiter les notices de la montre Ripley et des lampes Armytek. C’est toujours un bonheur de partir avec du matériel technique et fiable, surtout pour Maxime qui un sacré penchant pour le « matos ».
Pour finir, nous listons les plans que nous voudrions filmer en Laponie, ainsi que les sons que nous aimerions absolument enregistrer.
Les heures restantes s’écoulent alors que nous débattons de l’avenir des « Engagés », notre groupe d’expédition. Nous refaisons le monde, entre amis.
16h00
Fini l’oisiveté, reprise de la marche.
Les difficultés pressenties la veille reviennent au galop. La poudreuse nous épuise. Nous gravissons les flancs de la montagne au prix de terribles difficultés, chutons plusieurs fois. Les pulkas nous tirent vers l’arrière ou nous emportent sur le côté. Nous franchissons les rivières tant bien que mal, sur des ponts de neiges instables ou bien en déchaussant nos skis et en portant nos lourdes pulka. Déchausser les skis n’est pas nécessairement la bonne solution car nous nous enfonçons dans la neige parfois jusqu’à la cuisse. Controuver n’est parfois pas plus judicieux car le relief l’interdit ou rend l’effort trop intense.
Nous savons tous que le terrain Alpin est beaucoup plus escarpé que ce que nous affronterons en Laponie. Et pourtant nous sommes anxieux. L’expédition n’est clairement pas gagnée d’avance car nous sommes trop lents. Il va falloir serrer les dents. Nous savons que nous allons « ramasser » là-bas. Devrons-nous sabrer le sommeil ? Devrons-nous limiter les prises de vues pour le film d’aventure que nous projetons ?
L’ambiance se tend dans l’équipe. Les tensions se cristallisent autour de la place du film dans l’expédition. Filmer « Laponie Nuit Polaire » est un projet fantastique qui nous exalte. Mais filmer prend du temps, de l’énergie. Que faire si nous sommes en difficulté, en retard sur nos prévisions ? Un pause pour tourner, c’est du temps de perdu. Le service et le soin apporté à la caméra prend lui du temps alors que nous avons déjà du matériel d’expédition technique à manipuler.
Nous anticipons un dilemme et un potentiel sujet de tension pendant l’expédition. Nous devons donc nous aligner dès maintenant.
Nous décidons d’un commun accord que le film se fera selon une logique que nous conceptualisons ainsi : de la marge oui, de la dette non. Hors de question de filmer au détriment de la marche et au risque de mettre des kilomètres devant nous. Nous ne voulons pas nous endetter sur l’expédition. Il nous faudra au contraire être en avance par rapport à nos prévisions d’avancement et créer de la marge pour pouvoir dédier ce temps au film. Cette approche nous motive.
Il y a également de bonnes surprises. La nuit nous plaît beaucoup, nous avons l’impression d’être des privilégiés de voir la nature sous cet angle, d’évoluer dans cet environnement d’une manière unique. Comme si la montagne acceptait de dévoiler ses secrets à ceux qui osent s’y aventurer quand les autres dorment.
Nous avons le sentiment que nous allons partir à la découverte des secrets de la Laponie. La glace vive des lacs, les aurores boréales magiques, les étoiles qui illuminent le ciel et la terre. Nous nous prenons à marcher « feux éteints » pour nous faire encore plus discrets dans cette nature endormie et silencieux. Ces heures de marche sont propices à l’introspection, personne ne parle, chacun est seul dans sa tête.
Nous avons conscience que l’effort à fournir sera au-delà de nos limites. Car sans engagement, les secrets ne se dévoilent pas. Mais ne nous y trompons pas, l’engagement nourrit nos craintes, que l’équipe devra savoir maîtriser. Il n’y a plus que l’équipe qui compte. Et maintenant que les préparatifs sont terminés, une seule chose nous permettra d’arriver au bout de la nuit polaire : l’équipe.
[1] Cinq couches au total pour le buste, trois pour les jambes
Article écrit par Valentin Drouillard