Jeudi 26 Septembre 2019. Paris. 20h. Quelque part dans un appartement des Grands Boulevards. Thomas, Valentin et Maxime nous retrouvons pour imaginer notre prochaine aventure en autonomie. Après la traversée du Groenland en 2018 en autonomie avec le guide Bernard Muller, et l’ascension de l’Aconcagua (6962m) en 2019 en autonomie sans guide par la voie normale, nous allons pour la 1ère fois créer notre propre expédition, toujours en autonomie : rallier les 320km qui séparent Karasjok (Norvège) la ville la plus froide d’Europe, au Cap Nord, le point le plus au Nord de notre continent, pendant 3 semaines en hivernal à travers la nuit polaire.
La particularité de cette expédition, c’est que le Cap Nord est une île séparée du continent par un bras de mer de 14km qu’il nous faudra traverser à l’aide de packrafts, nos canoës gonflables Anfibio Packrafting.
Les 3 PAX se préparent
Comme avant chaque expédition nous nous préparons physiquement (course, yoga, orientation de nuit, navigation en packraft), mentalement (weekend d’aguerrissement au froid, weekend de marche forcée). On passe en revue le matériel, sans oublier les batteries et la pharmacie, ainsi que la nourriture qui nous apportera les 5500 kcal nécessaires à notre corps pour soutenir un effort prolongé en milieu polaire. Nous tirerons chacun 75kg dans nos pulkas (traîneaux) de nourriture, matériel et essence. Nous avons exactement 20 jours d’autonomie, pas un de plus. Le temps nous est compté. Sans oublier la caméra et les 2 GoPro qui serviront à Thomas pour réaliser le film de cette expédition : NUIT POLAIRE.
D-DAY
28 décembre 2019. Après deux avions et un long trajet en bus, nous atteignons Karasjok, point de départ de l’expédition. Le chauffeur nous met en garde contre les lacs car le risque de passer à travers avec nos 75kg de matériel est réel. Pas de chance, la première partie de la carte est jalonnée de lacs. Il faudra savoir rester vigilant malgré la fatigue.
On descend du bus, l’air est glacial il fait -20°C et nuit noire. On ne perçoit rien de ce qui se cache à 5m de nos lampes frontales, la noirceur est totale. En hiver à 600km au Nord du Cercle Polaire, il fait nuit 23h sur 24h. On s’équipe et la tension se mêle à l’excitation. On commence à longer la route, et à un moment on décide de la quitter, on tourne à gauche en disant au revoir à la civilisation. Nous voilà partis pour 3 semaines de lutte intense avec la Laponie. Notre objectif est de parcourir 20km par jour en 10h de marche, pour tenter de rallier le Cap Nord avant de tomber à court de vivre, et avoir de la marge pour la traversée des 14km du bras de mer.
Dès les premiers jours, les efforts sont intenses. La forêt est extrêmement dense et vallonnée. L’orientation de nuit est laborieuse. Le moindre dénivelé nous demande des efforts surhumains. Les pulkas sont lourdes et la neige est profonde. On s’enfonce littéralement jusqu’aux cuisses. On doit sans cesse déchausser et rechausser nos skis. On tombe sans arrêt. On s’accroche aux branches sur lesquelles on tire pour se hisser, centimètre par centimètre. Mais parfois la branche casse et on s’effondre à nouveau dans la neige. Le mental est durement mis à l’épreuve dès les premiers kilomètres. On transpire à grosses gouttes, et nos vêtements resteront donc humides jusqu’à la fin de l’expédition.
Les premiers jours, c’est la fessée
Les premiers jours sont exigeants. On parle à peine entre nous. On court contre le temps. On ne prend même plus plaisir, et pourtant il faut avancer. Alors on donne tout et on se bat pour chaque kilomètre. On ne dort que 6h par nuit et on marche 10h au minimum. On essaie de gagner quelques minutes ici et là, sur les repas, les pauses, etc mais rien n’y fait. Le retard continue de s’accumuler. En 4 jours on n’a fait que 40km. A ce rythme on n’arrivera même pas à la moitié. Et pourtant on donne tout. Et on garde le moral. On reste soudé tous les trois, Thomas imite son accent belge, Maxime chante et raconte ses blagues et Valentin garde les troupes au pas. On est là tous les trois et c’est le plus important. Alors on réveillonne à notre manière ce soir du 31 décembre dans notre guitoune perdue dans la nuit polaire, en espérant que la chance finira par nous sourire.
Mais la Laponie en a décidé autrement. Maxime tombe durement malade. Nausées. Diarrhées. Fièvre. Vertige. Courbatures. Un cocktail de saveur que personne n’a envie de connaître dans cette nuit polaire. Nous marchons 5h le premier jour sans que Maxime puisse tirer sa pulka, et 8h le lendemain. Maxime se sent mieux après 48h de cauchemar polaire, et nous sommes désormais à un tournant de l’expédition. Une zone montagneuse se dresse face à nous. Nous avions prévu de la traverser de front, mais on sait que le moindre dénivelé est exigeant, alors une montagne… Soit nous contournons la zone montagneuse par l’Ouest, c’est plat mais cela ajoute deux jours de marche. Soit nous passons par l’Est dans un couloir montagneux, plus court mais plus risqué, car une tempête s’annonce et le couloir n’offre pas d’échappatoire pendant 60km. On fait le choix de l’audace, direction l’Est.
Le tournant de l’expédition
Ce choix s’avère payant, car on traverse la montagne en deux jours seulement, en ayant essuyé une sévère tempête avec des vents à 80km de face. Les doigts et les orteils ont eu froid, les joues ont ramassé, l’adrénaline était mêlée à l’angoisse. Mais on est resté soudé, tous les trois, galvanisés par notre choix audacieux et notre rapide progression. On a perdu des points de vie, mais on gagne des kilomètres. Quelques jours après l’épisode de la montagne, nous revoilà dans la course avec notre retard presque rattrapé.
Nous restons concentrés sur notre routine et rythme de marche, des protocoles nécessaires pour instaurer de l’ordre et de l’efficacité dans des expéditions où chaque jour un imprévu s’impose à nous. Et ce 14e jour de marche, la Laponie se joue de nous et dresse un nouvel obstacle : une nouvelle tempête polaire. Les vents sont encore plus violents en se rapprochant des côtes, allant jusqu’à 90km/h. Malgré les 10h de marche accomplies, on ne peut pas s’arrêter et poser le camp. C’est trop dangereux. Si la tente s’envole, le froid nous serait fatal. Même en s’arrêtant nous risquons vite une hypothermie. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer de marcher, malgré le stress et la fatigue. On ne fait plus de pause, car nous n’avons de toute façon plus de vivres pour la journée. On continue de marcher comme trois zombies perdus dans la tempête, marchant plein Nord, à contrer le vent de face depuis 12h. Puis, le relief semble s’adoucir. L’effort est moins exigeant, l’air est plus humide. Ce n’est bientôt plus de la neige glacée, mais de la neige mouillée qui s’accumule sur nos Gore Tex. On sent qu’on se rapproche de la côte. Alors on continue de marcher, si on atteint la côte, le retard sera totalement récupéré. Et après 14h de marche, nous sommes trempés et éreintés mais nous touchons l’eau du fjord. 2 journée en 1 à travers la tempête polaire. Voilà l’épreuve que nous a imposé la Laponie et que nous venons de remporter. Demain c’est le grand jour qu’on attend depuis si longtemps, la traversée des 14km du bras de mer.
Les Galères Romaines
La stratégie est de longer les côtes sur 8km pour accoster en cas de problème, puis de se lancer dans la traversée en pleine mer de 6km. Mais quelques mètres seulement après la mise à l’eau, pris dans les hauts fonds, 2 sur 3 packrafts crèvent. Le moral est au plus bas… On se lance dans la réparation des embarcations. On va laisser sécher les réparations pendant la nuit et retenter demain, si elles ont tenus. Le sommeil est difficile à trouver.
3h du matin, on se réveille soulagé car les réparations ont tenue. Mais la tension est palpable. Et si une réparation lâche pendant les 8h de traversée ? Dans une eau à 2 degrés on tient quelques minutes à peine… Nous n’y pensons pas, nous restons précis et concentrés. Pas d’excès de confiance cette fois. Nous n’avons plus rien pour réparer. La moindre erreur signerait la fin de l’expédition, si ce n’est pire. Les 8 premiers km se déroulent sans trop d’encombre. Il y a un peu de houle, ce qui nous a valu quelques giclées d’eau glacée dans le bas du dos, mais les réparations tiennent. Puis, quand le fjord s’ouvre, on se fait rapidement emporter par le courant qui nous déporte au large. Pas le temps de niaiser, on passe en mode galère de combat romaine. On donne tout, avec énergie et délicatesse pour ne pas trop solliciter les attaches et réparations des packrafts. On se retrouve au milieu de la mer, mais l’île du Cap Nord qu’on aperçoit en face ne semble pas se rapprocher… On rame en baissant la tête pour ne pas être découragé, puis on lève la tête à chaque 100 coups de rame. Les épaules brûlent, c’est maintenant qu’il faut tout donner, on ne peut pas s’arrêter au risque de trop se faire déporter… Puis l’île semble enfin se rapprocher, un peu, puis encore plus, et de plus en plus ! Plus que quelques efforts et on y sera enfin. Après 8h de rame, on finit enfin par accoster sur l’île du Cap Nord. On y est arrivé. Certainement l’épreuve la plus dangereuse de notre vie. Nous soufflons un coup, mais le Cap Nord n’est pas encore atteint. En cette 15e soirée en Laponie, 35km nous séparent encore du Cap Nord.
Le Cap Noooooord
L’île du Cap Nord est un milieu au relief hostile, détachée du continent de plusieurs kilomètres, elle est exposée à tous les vents. On en fait les frais dès le lendemain, puisqu’une tempête nous empêche de marcher. Nous passons la 16e journée dans la tente, sombre. Le lendemain, la tente est entièrement recouverte de neige. Nous passons 1h à jouer les apprentis archéologues polaires pour retrouver nos pulkas et sortir la tente.
On chausse les skis mais la neige tombée la veille est si légère qu’on s’enfonce aux genoux malgré nos skis. En plus, il nous faut gravir 350m de dénivelé pour atteindre le plateau de l’île. La journée est abominable… Après 11h de marche et seulement 12km parcourus, on atteint péniblement la plateau de l’île, mais une nouvelle tempête arrive et nous oblige à poser le camp.
Le matin du 18e jour, l’objectif est clair : atteindre le Cap Nord. Les 8 premières heures de marche sous la tempête nous sont désormais familières. Nous arrivons face à un nouveau dénivelé de 300m, l’ultime obstacle avant d’atteindre la plaine qui mène au Cap Nord. On se lance à flanc de montagne dans l’ascension, avec la volonté ferme de gravir ces mètres quoiqu’il en coûte. Mais on se rend compte que notre itinéraire a été ravagé par les avalanches.
En regardant en amont sur notre droite, certains passages sont extrêmement engagés, il faut faire vite et ne pas rester là. L’adrénaline s’ajoute à nous esprits déjà galvanisés par l’approche du Cap Nord, pour nous permettre d’atteindre la plaine en 3h de marche seulement. Nous sommes inarrêtables. Nous voyons désormais au loin ce petit point lumineux à travers la nuit polaire : notre salut, le Cap Nord.
A 20h au 18e jour d’expédition nous atteignons enfin le Cap Nord. Exténués mais euphorique d’avoir réussi en équipe ce qu’aucun de nous 3 n’aurait réussi à faire seul. Mais l’expédition n’est pas terminée. Etant données les conditions d’enneigement et les tempêtes, on comprend que l’extraction prévue ne sera pas possible. Le bus censé venir nous récupérer ne viendra jamais. Nous devons rentrer par nos propres moyens à Honningsvag, à 34km du Cap Nord, où nous attend notre ferry. Comme en montagne, l’arrivée ce n’est pas le sommet, mais le retour au camp de base. 30min d’euphorie à peine et nous devons déjà repartir malgré les 12h de marche dans les pattes. Nous marcherons 3 heures supplémentaires jusqu’à passer la zone avalancheuse pour se coucher, éreintés. Plus que 20km jusqu’au salut final. Une dernière tempête nous réveille ce matin, comme si la Laponie ne voulait pas nous laisser rentrer, mais rien ne peut plus entraver notre détermination à retrouver nos proches. Nous atteignons le port de Honningsvag le soir même à 19h. Le retour à la civilisation est lunaire.
On apprendra plus tard que l’île du Cap Nord était coupée du monde depuis 5 jours avec interdiction de circuler en extérieur, étant données les nombreuses chutes d’avalanches et la tempête incessante.
Cette expédition nous a appris que cela ne servait à rien de jouer un rôle, et qu’il fallait accepter notre part de vulnérabilité. C’est ça une équipe, savoir qu’on peut compter sur les autres, et que les autres peuvent compter sur nous.
Une expédition de plus en moins … et surtout une amitié encore renforcée par toutes les épreuves que la Laponie nous a imposés chaque jour, mais qu’on a su surmonter en équipe. Ni le froid, la fatigue, la faim, les blessures, la maladie, ni la nuit, la forêt, le relief, la neige, les tempêtes, auront empêché trois gars ordinaires de réaliser leur rêve.